Face à l'effondrement progressif de l'État central, la décentralisation en Haïti est appelée à jouer un rôle stratégique dans la gestion des crises et des urgences locales. Mais les collectivités territoriales, fragiles et sous-équipées, sont-elles réellement prêtes à assumer cette responsabilité dans un contexte d'insécurité généralisée, de catastrophes récurrentes et de délitement des services publics ?



Les dernières années ont transformé Haïti en un laboratoire du chaos territorial. Entre l’augmentation exponentielle de l’insécurité, les catastrophes naturelles à répétition, les déplacements massifs de population et l’effondrement des infrastructures de base, le rôle des collectivités territoriales dans la gestion des risques et la réponse aux urgences devient central. Mais ce basculement de responsabilités vers l’échelon local s’opère dans une décentralisation inachevée, sans ressources, sans outils et sans réelle stratégie nationale de résilience.

Dans plusieurs communes, notamment celles enclavées ou situées dans les zones de non-droit, les autorités locales se retrouvent en première ligne face aux urgences : crises humanitaires, pénuries d’eau potable, épidémies, conflits fonciers ou encore effondrement de ponts et de routes. Pourtant, les mairies, les CASEC et les Délégués de ville n’ont ni plan communal de gestion des risques, ni réseaux d’alerte précoce, ni même budget d’urgence. Ils improvisent avec des moyens dérisoires, souvent seuls, en marge de toute coordination institutionnelle.

Le paradoxe est cruel : on attend des collectivités qu’elles agissent comme un État local, alors qu’elles sont maintenues dans une dépendance extrême au bon vouloir du pouvoir central, notamment en matière de financement et de logistique. Le Fonds de gestion des risques et désastres reste inaccessible à la plupart des communes faute de mécanismes clairs d’allocation, et l’absence de cadastre, de cartographie des vulnérabilités et de données territoriales à jour rend la planification de l’intervention quasiment impossible.

Cette situation est aggravée par la fragmentation institutionnelle. À l’approche de chaque crise — ouragans, séismes, déplacements internes liés à la violence — des structures ad hoc se mettent en place, souvent pilotées par des ONG ou des agences internationales, qui court-circuitent les autorités locales au lieu de les renforcer. Résultat : une réponse humanitaire parfois rapide mais non durable, sans ancrage territorial ni capitalisation des apprentissages.

Or, la sécurité territoriale ne se limite pas à l’ordre public. Elle inclut l’accès aux services de base (eau, santé, éducation, assainissement), la prévention des conflits, la résilience face aux chocs climatiques, et la capacité de coordination intercommunale. En ce sens, la décentralisation devrait être le levier principal d’un nouveau contrat local de sécurité. Mais pour y parvenir, il faut urgemment doter les collectivités de compétences claires, de financements pérennes, et d’un soutien technique renforcé.

Cela implique de construire un système de gouvernance territoriale résilient, avec des plans communaux multi-risques intégrés, une formation continue des cadres locaux, et la mise en place de cellules locales de coordination des urgences connectées aux structures nationales. Il est également crucial d’impliquer les communautés, les organisations locales, les comités de quartier dans une approche participative et inclusive de la sécurité.

La décentralisation, si elle est bien conçue, pourrait permettre à Haïti de reconstruire un État par le bas, depuis les territoires, avec une approche plus rapide, plus humaine et plus adaptée aux réalités locales. Mais sans un véritable transfert de pouvoir, sans données fiables, et sans dispositifs de contrôle démocratique, les collectivités resteront des coquilles vides face aux tempêtes du présent et aux incertitudes de l’avenir.