Ti Manno, de son vrai nom Emmanuel Jean-Baptiste, reste une figure emblématique et indétrônable de la musique haïtienne. Trente-neuf ans après sa mort à New York, ses chansons comme David, An ba la caye ou Bamboche Créole résonnent encore dans les rues des Gonaïves, les ruelles de Brooklyn, et les cœurs des générations. Véritable prophète des masses africaines, Ti Manno fut bien plus qu’un chanteur : il fut un éclaireur, un militant et une voix des opprimés. Plongée dans l’héritage inestimable de cet artiste hors norme.



Antoine Rossini Jean-Baptiste, que la mémoire collective haïtienne a immortalisé sous le nom de Ti Manno, est né le 1er juin 1953 aux Gonaïves, et s’est éteint prématurément le 13 mai 1985 à New York. Mais pour son peuple, il n’est jamais mort. À travers les grooves enflammés de son Kompa militant, ses paroles tranchantes et poétiques, il a transcendé les décennies pour devenir un symbole de résistance, d’amour-propre et de rébellion culturelle.

Ti Manno ne chantait pas pour divertir : il chantait pour dénoncer. Pour éveiller. Pour guérir. Ses chansons abordaient avec une frontalité rare dans la musique haïtienne les injustices sociales, le sexisme, les discriminations de classe et de race, la déshumanisation des masses pauvres. Il dénonçait avec vigueur le mépris des élites mulâtres et petits-bourgeois noirs envers les masses africaines, tout en les célébrant comme les véritables héritiers spirituels de Dessalines.

Avec les Diables du Rythme, Volo Volo de Boston, DP Express, Les Astros et surtout Gemini All Stars, Ti Manno n’a cessé de bâtir une œuvre musicale qui n’était ni aseptisée ni soumise aux diktats de l’industrie. Il composait pour libérer les consciences. Il chantait pour que le peuple se voie dans le miroir de sa langue créole, de son vécu, de ses luttes.

Parmi ses chefs-d’œuvre, David reste un cri du cœur. Chantée après le passage dévastateur de l’ouragan David en 1979, cette chanson symbolise à la fois la fragilité de la vie haïtienne face aux catastrophes naturelles et l’urgence d’un sursaut collectif. Le refrain “Syklòn manke potem ale, David manke potem ale” est devenu un hymne pour la diaspora, un code de reconnaissance dans la douleur partagée.

Mais c’est surtout à travers l’album Exploitation et les morceaux tels que Immoralité, An ba la caye, ou encore Bamboche Créole que Ti Manno atteint le sommet de sa portée prophétique. Il dénonce la sexualisation des enfants, les abus des élites, la perte des valeurs morales, et anticipe même les conséquences du néolibéralisme rampant sur le tissu social haïtien : déforestation, pauvreté extrême, migrations massives, déracinement culturel.

Ti Manno, c’est aussi une esthétique musicale. Une fusion entre tradition et modernité, entre tambours africains et synthétiseurs américains, entre racines et futur. Son timbre de voix chaud et rocailleux, sa présence scénique presque chamanique, et sa maîtrise de la guitare et des claviers faisaient de lui un artiste complet, mais surtout un passeur de mémoire.

Son parcours migratoire, de Saint-Marc à Boston, puis New York, est à l’image de celui de milliers de compatriotes. Mais contrairement à beaucoup, il ne s’est pas coupé de sa terre : il y a puisé sa force. Dans Gémeaux All Stars de Ti Manno, il fait dialoguer Haïti et sa diaspora, le vaudou et la politique, la douleur et la beauté.

Aujourd’hui, à l’heure où l’intelligence artificielle menace de déshumaniser la création musicale, le legs de Ti Manno est plus actuel que jamais. Il nous rappelle que la musique n’est pas qu’un produit, mais un acte de vérité, un acte politique, un acte sacré.

Ti Manno n’a pas seulement chanté Haïti. Il a chanté pour Haïti. Et tant que ses disques tourneront, tant que ses refrains seront fredonnés dans les tap-taps ou les studios de Montréal, tant que les jeunes chercheront des modèles de courage, le prophète des masses africaines vivra.

David
https://youtu.be/f3vzBg2roL8?si=wiTUVt9vKGJxKSKu