La décentralisation promise depuis 1987 reste inopérante sans un financement stable, prévisible et équitable des communes. En Haïti, les collectivités territoriales sont maintenues sous perfusion budgétaire du pouvoir central, piégées entre allocations arbitraires, fiscalité locale inexistante et dépendance aux bailleurs. Analyse d’un système conçu pour l’asphyxie.



En Haïti, parler d’autonomie des collectivités territoriales relève souvent du langage diplomatique. Car dans la réalité budgétaire, les communes fonctionnent sous perfusion, privées de ressources propres, dépendantes du bon vouloir d’un État central lui-même en quasi-faillite. La décentralisation, sans financement réel, devient une illusion institutionnelle, incapable de répondre aux attentes des citoyens en matière de services publics, d’infrastructures locales ou de développement économique.

Selon les chiffres du ministère de l’Économie et des Finances, moins de 5 % du budget national est transféré aux collectivités territoriales, alors même qu’elles sont censées prendre en charge une partie essentielle des services de base : voirie, éclairage public, gestion des marchés, hygiène, état civil, sécurité environnementale. Dans de nombreuses communes rurales comme Pilate (Nord), Belle-Anse (Sud-Est) ou Dame-Marie (Grand’Anse), les budgets annuels ne dépassent pas l’équivalent de 20 000 à 30 000 dollars américains, soit à peine de quoi couvrir les salaires du personnel administratif.

Les taxes locales – impôt locatif, patentes, droits de marché – ne sont quasiment jamais perçues, faute de cadastre, de fichiers fiscaux à jour, de mécanismes de recouvrement ou de sensibilisation citoyenne. Les tentatives de levée d’impôts se heurtent à une méfiance populaire historique et à l’absence de transparence dans l’utilisation des fonds. Par exemple, à Saint-Raphaël (Nord), le maire a dû renoncer à imposer une redevance environnementale, jugée “trop impopulaire” dans une commune où l’eau potable reste rare et les routes impraticables.

À cela s’ajoute un problème majeur : les subventions du pouvoir central sont versées de manière arbitraire, sans critère clair de répartition, ni calendrier précis. De nombreux maires se plaignent de ne recevoir aucune allocation pendant plusieurs trimestres, les contraignant à suspendre les projets ou à s’endetter. À Gressier (Ouest), une commune de plus de 75 000 habitants, l’administration municipale a dû fermer le centre de santé local pendant trois mois, faute de fonds pour payer les agents d’entretien et les consommables médicaux.

Le paradoxe est cruel : alors que la Constitution garantit l’autonomie administrative et financière des collectivités, les mairies restent pieds et poings liés au Trésor public, sans visibilité budgétaire et sans capacité d’investissement. La mise en place d’un Fonds national de développement local, promise à maintes reprises par les gouvernements successifs, n’a jamais dépassé le stade de l’annonce politique. Même les projets de coopération décentralisée ou d’appui des bailleurs étrangers contournent souvent les collectivités, préférant transiter par des ONG ou des agences techniques.

Cette situation provoque une double crise : une crise de légitimité, car les citoyens n’identifient pas les collectivités comme des acteurs crédibles du changement local ; et une crise de gouvernance, car les mairies deviennent des coquilles vides, incapables de planifier ou d’agir. Sans autonomie budgétaire, il ne peut y avoir ni développement territorial cohérent, ni décentralisation effective.

Pour sortir de cette impasse, il est indispensable de repenser entièrement l’architecture du financement local. Cela suppose : l’élaboration d’une loi de financement des collectivités, adossée à des critères objectifs de péréquation et de performance ; la modernisation de la fiscalité locale, à travers des outils numériques de recensement et de perception ; une formation systématique des cadres communaux en gestion budgétaire et planification financière ; et surtout, une volonté politique ferme de transférer les ressources, et pas seulement les responsabilités.

La décentralisation ne se décrète pas, elle s’investit. Si Haïti veut construire une gouvernance de proximité capable de répondre aux défis de demain – du changement climatique à la sécurité alimentaire – elle doit d’abord libérer ses communes de l’asphyxie financière qui les étouffe depuis trop longtemps.