Il chantait pour que l’homme se souvienne, il écrivait pour que l’oubli se perde. Gérard Dupervil n’était pas seulement une voix, mais une conscience éveillée, un poète vêtu de notes, un philosophe aux accents créoles. Chaque chanson portait une parcelle de la douleur, une lueur d’amour, un éclat d’humour ou une cicatrice du peuple. Il chantait pour Haïti comme on grave un nom dans la pierre : pour que jamais le temps ne l’efface.



Il est de ces voix qui ne meurent pas. Celles qui, comme une flamme lente, éclairent les nuits d’un pays qui doute. Il est de ces hommes que la musique n’a pas choisis par hasard,
mais à qui elle a confié la mission secrète de dire la vérité en chanson.
Gérard Dupervil fut de ceux-là.

De Miragoâne aux salons bruyants de Port-au-Prince, il portait dans sa voix le tam-tam des ancêtres et le soupir de l’enfant orphelin. Il chantait non pas pour séduire, mais pour rappeler. Car le peuple oublie vite quand il ne chante plus. Et lui, Dupervil, était le gardien de la mémoire, le scribe du cœur créole.

Quand il entonne "Fleur de Mai", ce n’est pas d’une simple femme qu’il parle, mais de la douceur fragile, de l’espoir qu’on cueille au printemps, et qu’un mot peut faner, qu’une promesse peut brûler. Il y a dans cette chanson la caresse et la brûlure, l’exil d’un amour et l’exode d’un peuple.

"Choubouloute", elle, danse avec l’ironie et la légèreté. Mais derrière ses percussions malicieuses, on entend le sourire jaune de la pauvreté, celui du peuple qui rit malgré l’amertume, celui des femmes qui maquillent la misère en fierté. Choubouloute, c’est l’Haïtienne du marché, belle et digne, que la faim n’arrête pas, et qui rêve encore, malgré tout, au bal du samedi soir.

Dans "Compère Coq", c’est l’esprit populaire haïtien qui s’élève. L’allégorie devient satire, la bête devient homme. Et dans cette jungle de proverbes et de malices, Dupervil peint l’animal politique haïtien, celui qui chante haut et trahit vite, celui qui picore le bien commun et qui se pare de plumes empruntées.

"Manman Lougarou", c’est le cri d’un peuple hanté. Non pas par des fantômes, mais par ses propres douleurs non dites. La lougarou, ce n’est pas le mythe, c’est l’oubli des mères abandonnées, la peur transmise de génération en génération, les silences des violences tues.

Et puis "Ca m’ye", qui interroge, sans point d’interrogation, comme le peuple qui, accablé, ne demande plus, mais murmure au vent : « Ki sa nou ye vre ? » Et dans ce souffle, Dupervil plante une graine de philosophie, celle de l’identité,
celle du destin en marche.

"Ti Grog mwen", c’est la chanson de l’ivresse douce, celle qui permet de tenir debout quand la vie ploie, celle qu’on boit pour oublier qu’on a mal, mais qui ne ment jamais. Car dans ce verre, il y a les larmes d’un pays, mais aussi le rire d’un peuple qui refuse de plier.

Dans "Souvenir des Cayes", c’est la nostalgie qui prend la guitare, et le souvenir devient refrain. C’est la mémoire du Sud, la beauté d’un matin d’enfance,
la mer qui attend encore son poète.

Et quand il chante "Haïti", ce n’est pas une chanson, c’est un serment. Il parle à la terre, il parle à la mer, il parle aux dieux invisibles qui veillent encore sur nous. Et dans ce chant-là, c’est la promesse d’un avenir qui ne renonce pas.

Gérard Dupervil ne chantait pas pour durer, mais il dure encore. Il ne cherchait pas l’immortalité, mais elle l’a trouvé, cachée dans ses rimes. Il ne voulait pas être une idole,
mais il est devenu une légende. Une légende simple, humaine, vulnérable, comme la musique haïtienne elle-même.

Aujourd’hui, sa fille, Gina Dupervil, continue ce chant. Et à travers elle, à travers nous,
Gérard vit encore.
Il chante dans le silence.
Il respire dans les archives.
Il marche dans les souvenirs.

Et chaque fois que le vent fredonne "Fleur de Mai", le cœur d’Haïti se souvient qu’il a eu un poète, qui, au lieu d’écrire des livres, a laissé des chansons gravées dans l’éternité.