Né sans voir, il nous a tout montré. Joseph Jacques, dit Joe Jack, est mort le 11 avril 2025 à Montréal. Chanteur, poète, enseignant, militant, il laisse à Haïti et au monde une œuvre vibrante, douce et indélébile. Une musique née dans l’ombre et devenue lumière.



Il est des voix qui ne s’éteignent jamais. Même lorsque le cœur s’arrête, même lorsque le corps devient poussière, elles persistent dans les silences, les souvenirs, les refrains fredonnés sans qu’on sache d’où ils viennent. Joe Jack était de celles-là. Il est né aveugle le 25 mai 1936 aux Gonaïves, dans la terre chaude et historique de l’Artibonite. Il n’a jamais vu le monde, et pourtant il l’a décrit comme peu savent le faire. Il l’a peint avec sa voix, ses mots, ses mélodies, avec ce courage lucide qui caractérise les âmes grandes, forgées par la douleur et adoucies par l’art.

Son enfance fut celle d’un garçon sans yeux dans un monde sans pitié. À treize ans, il entre à l’école Saint-Vincent pour enfants handicapés, où il commence à se construire une voix. Il quitte Haïti pour Boston en 1955, intègre l’école Perkins pour aveugles, découvre un autre monde et aussi l’amertume du racisme, de l’exil, de la solitude. À bout de souffle, il tente de se suicider en avalant quatre lames de rasoir. Mais la vie, capricieuse et tenace, le retient. Le destin d’un homme-orchestre ne pouvait pas s’interrompre là.

Il revient en Haïti, enseigne l’anglais, puis enregistre sa première chanson, « Les Quatre Cloches », en 1965. Sa voix douce, ses paroles caressantes, sa présence tendre mais forte, le rendent inimitable. Il s’installe à Montréal dans les années 1980 et devient, sans tapage, une légende. Joe Jack ne cherchait pas la lumière : il en était fait. Il chantait pour vivre, pour aimer, pour se souvenir, pour résister. « Pwofesè Lekòl », « Timidité », « Simplement Joe », « Comme un oiseau »… Chaque titre est un fragment de vie, un petit poème de solitude, de désir ou de fierté blessée.

Son art était dépouillé, essentiel, humain. Il racontait des choses simples, et c’est pour cela qu’il touchait si fort. L’amour, la honte, la pauvreté, le rejet, la revanche, l’humour, la tendresse. Il parlait comme on rêve. Il chantait comme on guérit. Il riait de ses blessures avec une noblesse rare. Et derrière chaque chanson, il y avait un philosophe, un témoin, un militant des droits humains, un homme qui croyait que l’on peut vaincre l’injustice par la beauté.

Joe Jack n’était pas qu’un chanteur. Il était une école de vie. Il chantait comme on éclaire une pièce obscure : sans crier, sans violence, juste avec la douceur d’une flamme qui ne tremble pas. Et il faut bien le dire : beaucoup de jeunes Haïtiens n’ont connu son nom qu’après sa mort. Ils ont peut-être entendu ses chansons sans en savoir l’auteur. Mais maintenant, qu’ils sachent : ce timbre, ce velours, ce sourire dans la voix, ce demi-soupir en fin de refrain… c’était lui. C’était Joe Jack.

Il est mort doucement, entouré de sa famille, à Montréal, loin des clameurs, comme il a vécu. Mais il entre aujourd’hui dans l’immortalité. Non pas celle qu’on donne, mais celle qu’on mérite. Il ne voyait pas le monde, mais il nous a appris à mieux le regarder. Il ne voulait pas de gloire, seulement la vérité du cœur. Et cela, aucun oubli ne pourra jamais l’effacer.

Joe Jack, merci. Tu as chanté nos peines, nos petites gloires, nos silences. Tu restes avec nous. Invisible, comme toujours, mais profondément présent. À jamais dans nos mémoires. À jamais dans nos voix.