Avec “Camionnette”, Claudette et Ti Pierre ont offert à Haïti bien plus qu’une chanson : un poème musical vibrant de tendresse, de souvenirs collectifs et de résistance douce. Par ses sonorités novatrices et son texte profondément enraciné dans l’imaginaire populaire, cette œuvre de 1979 demeure une archive vivante de l’âme haïtienne, voyageant à travers le temps et les coeurs.
Il est des chansons qui ne s’écoutent pas seulement : elles se ressentent, elles nous habitent. “Camionnette”, chef-d'œuvre intemporel du duo légendaire Claudette et Ti Pierre, fait partie de ces joyaux rares où la musique se mue en mémoire, en trajectoire affective, en cri doux d’un peuple en quête de beauté dans les chaos du quotidien.
En 1979, au cœur d’une Haïti tiraillée entre ses douleurs et ses espérances, Claudette Pierre-Louis, voix cristalline venue de l’Arcahaie, et Ulrick “Ti Pierre” Pierre, génie aveugle du synthétiseur originaire de Petite-Rivière de l’Artibonite, unissaient leurs dons pour écrire une page d’or dans le grand livre de la chanson haïtienne. Camionnette, extrait de leur premier album éponyme, n’était pas une simple mélodie : c’était un hommage vibrant à un monde en mouvement, celui des “ti machann”, des écoliers, des rêveurs, des amoureux, tous embarqués dans ces véhicules colorés et bondés qui sillonnaient les routes chaotiques de Port-au-Prince.
> “Kamyonèt cheri mennenm ale dous byen dous
Kamyonèt ti chou wa mennenm tounen an byen…”
Ces paroles, murmurées comme une prière, comme un espoir, caressent encore les souvenirs d’une époque aujourd’hui menacée par l’oubli. La camionnette – cette tap tap populaire – y devient métaphore vivante du lien social, de la tendresse partagée, du retour promis, même après les tempêtes.
Ti Pierre, formé à l'école Saint-Vincent pour enfants handicapés, n’a jamais vu la lumière du jour, mais il a su peindre l’univers sonore d’Haïti avec des touches de synthétiseur d’une richesse rare. À ses côtés, la voix de Claudette, tout en retenue et en émotion, posait sur chaque note une promesse de douceur. Ensemble, ils ont parcouru les scènes nationales et internationales, laissant derrière eux une discographie riche de dix albums, où la modernité des claviers rencontrait les racines profondes de la tradition créole.
Mais Camionnette, par sa simplicité poétique et sa profondeur sociale, reste leur hymne immortel, un morceau phare de la musique populaire haïtienne, souvent fredonné, parfois pleuré, toujours aimé. Le succès fut retentissant : les radios créoles s’en emparèrent, les marchés s’en emplirent, et les coeurs s’y réfugièrent. Camionnette, c’était aussi le chant de l’exil intérieur, le désir d’évasion, le besoin d’un ailleurs — même si ce n’était qu’à Carrefour, à Martissant ou à Delmas.
La tragédie viendra pourtant noircir cette partition lumineuse : en 1991, alors qu’Haïti bascule une fois de plus dans l’instabilité, Ti Pierre est lynché et brûlé vif, victime d’une rumeur cruelle l’accusant de collusion avec la milice FRAPH. Claudette, bouleversée, quitte la scène. Le duo se tait. Mais la camionnette, elle, continue de rouler dans nos souvenirs.
Aujourd’hui, dans une Haïti où l’insécurité gangrène les rues et où les camionnettes n’osent plus toujours s’aventurer là où régnait autrefois la vie, cette chanson devient une relique sonore, une lanterne d’espoir. Elle nous rappelle ce que c’était que de voyager ensemble, de rire dans la chaleur, d’attendre le prochain arrêt avec insouciance.
Camionnette n’est pas qu’un morceau de musique.
C’est un monument fragile.
Un musée chanté.
Une déclaration d’amour à la vie simple et aux liens invisibles qui tissent les peuples.
Que l’on soit à New York, à Montréal ou à Cap-Haïtien, il suffit de quelques notes pour que cette voix nous ramène à nos racines, à notre Haïti douce et rebelle, blessée mais debout. Là où une simple camionnette devenait un espace de communion, une allégorie roulante de l’espérance.
Kamyonèt cheri, mennen nou ale… toujou.
Écoutez la musique
https://youtu.be/xk8dGeozqQg?si=QTeFhvx25VAvMKmq
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