Inscrite dans la Constitution de 1987 comme un pilier de la refondation de l’État haïtien, la décentralisation n’a jamais franchi le stade des intentions. Prisonnière d’un centralisme pathologique, d’un désordre institutionnel chronique et d’une volonté politique absente, elle reste une utopie piégée dans les marges de la République.



La décentralisation en Haïti n’est pas une idée nouvelle. Elle a été consacrée comme un impératif national par la Constitution du 29 mars 1987, rédigée dans la foulée de la chute de la dictature des Duvalier. L’objectif était clair : dépoussiérer un État centralisé, autoritaire et inefficace en redonnant du pouvoir aux communes, aux départements et aux citoyens. Un quart de siècle plus tard, le constat est sans appel : la décentralisation est restée une promesse non tenue, enfermée dans les discours, étouffée dans les décrets, et dévoyée par les jeux de pouvoir.

Dès le départ, les bases de la décentralisation ont été posées sur un terrain instable. La Constitution de 1987 parle d’un État décentralisé, mais n’offre ni mécanismes clairs de mise en œuvre, ni calendrier réaliste. Pire encore, les lois d’application ont tardé à venir, à l’image de la loi-cadre sur la décentralisation, restée inachevée ou inappliquée dans de nombreuses communes. Sans cadre législatif solide, les collectivités territoriales ont évolué dans un vide juridique, soumises aux interprétations successives de gouvernements souvent réfractaires à la perte de contrôle.

Ce centralisme d’un autre âge ne s’exprime pas seulement dans les textes, mais dans les pratiques. Le pouvoir exécutif, via le Ministère de l’Intérieur et des Collectivités Territoriales, conserve la mainmise sur les communes, leur budget, leurs nominations, et parfois même sur les décisions les plus triviales. Les maires et CASEC deviennent ainsi des agents d’exécution d’un pouvoir central au lieu d’être les architectes du développement local. Le fameux transfert de compétences reste bloqué dans des comités, des promesses ou des conférences de presse.

Un autre frein majeur est le déséquilibre budgétaire structurel. Depuis 1987, moins de 5 % du budget national est consacré aux collectivités territoriales. Sans financement stable, sans autonomie fiscale et sans accès aux fonds d’investissement, aucune décentralisation réelle n’est possible. De nombreuses communes survivent avec des recettes locales dérisoires, incapables de financer l’éclairage public, la collecte des déchets ou la moindre infrastructure sociale.

À cela s’ajoute un système de gouvernance locale fragilisé. L’absence de formation des cadres communaux, le manque de données territoriales fiables, l’absence d’outils de planification stratégique et la politisation des institutions locales ont contribué à discréditer les autorités communales aux yeux de la population. La décentralisation, dans sa version haïtienne, devient alors synonyme de désordre, d’improvisation et d’échec.

Mais l’obstacle le plus profond reste sans doute l’absence de volonté politique. Les gouvernements successifs, toutes tendances confondues, ont utilisé le discours sur la décentralisation comme un levier électoral, sans jamais mettre en place les réformes courageuses qu’elle exige. Car décentraliser, c’est renoncer au monopole de l’État central, c’est accepter une redistribution du pouvoir et des ressources, c’est miser sur l’intelligence des territoires. Autant d’actes que l’élite dirigeante haïtienne n’a jamais eu l’intérêt – ni le courage – d’accomplir.

En 2025, alors que le pays traverse des crises politiques, économiques et sécuritaires majeures, relancer le débat sur la décentralisation ne relève pas de l’idéalisme, mais d’une urgence structurelle. Une République sans territoire structuré, sans collectivités fortes, sans gouvernance de proximité, est vouée à l’effondrement. La décentralisation n’est pas un luxe, c’est la condition même de la reconstruction nationale.